Valeur et prix de la vie

Valeur et prix de la vie : faut-il les opposer ?

Les mesures de confinement sont justifiées par le fait qu’elles seraient « rationnelles » ou « raisonnables ». Le sont-elles ? D’après les dernières données, l’épidémie tue environ 3% des personnes infectées ; les autres guérissent, et beaucoup n’ont que des symptômes légers, voire pas de symptômes du tout. Il faudrait que près de 60% aient contracté le virus pour atteindre le seuil d’une « immunité collective », qui préserverait la totalité de la population. Certains pays (Grande Bretagne, Pays-Bas) ont été tentés de choisir cette voie, qui refuse le confinement pour accélérer le processus. Ils y ont renoncé sous la pression de leur opinion publique, qui trouvait ce choix inacceptable et immoral. Il revenait en effet à sacrifier une proportion de personnes relativement réduite en pourcentage mais importante en valeur absolue : pour la France, cela représenterait probablement plusieurs centaines de milliers de personnes, avec un débordement gigantesque des capacités de soins.

Pourtant, un tel choix n’aurait rien d’irrationnel. La plupart des décès concernerait des personnes âgées, donc non productives, ou malades (diabétiques, obèses, etc.), donc coûteuses en dépenses sociales et médicales. Leur disparition contribuerait au rajeunissement du pays et à l’équilibre des comptes publics. Ce ne serait pas forcément un choix dicté par l’obsession du profit et de la rentabilité. On pourrait exiger en contrepartie que les gains ainsi réalisés soient affectés aux dépenses d’éducation, à l’amélioration du sort des personnes âgées, à la culture, à l’environnement – bref, que ce soient des dépenses utiles à la collectivité et non à quelques-uns. Autrement dit, ce choix ne serait pas forcément un choix « cynique » et bassement « utilitariste ». Même dans une « économie du bonheur » il pourrait être justifié.

S’il suscite une telle répulsion, c’est que nos sociétés reposent sur l’idée de la valeur inconditionnelle de la vie. Il ne s’agit pas seulement ici de la vie au sens métaphorique – c’est-à-dire culturelle, sociale, intellectuelle, politique, spirituelle, etc. – mais d’abord de la vie au sens propre, c’est-à-dire biologique. L’éthique sociale se refuse à distinguer vie biologique et vie humaine, alors que pourtant la morale commune repose sur la distinction entre l’homme et l’animal,  l’humain et le bestial, « l’esprit » et la « chair », la sensibilité et la raison, etc. Toute vie, même la plus modeste, même la plus rabougrie, la plus réduite à de pures fonctions animales (alzheimer, grabataires, handicapés profonds, etc.) est considérée comme ayant une valeur égale à tout autre, alors qu’en même temps la société contemporaine, plus qu’aucune autre, valorise les créateurs, les inventeurs, les entrepreneurs, les innovateurs, c’est-à-dire ceux qui manifestent un talent supérieur dans un domaine proprement « humain ». Comment expliquer ce paradoxe ?

Considérons les situations de fin de vie. Dans un contexte où les personnes sont très diminuées, souffrent souvent de douleurs effroyables, et n’ont plus aucun espoir d’amélioration, il pourrait sembler « raisonnable » d’abréger leur vie même si elles ne l’ont pas explicitement souhaité (par leurs directives anticipées, par exemple). Pourtant, même dans les pays qui ont légalisé l’aide à mourir (Belgique, Pays-Bas) l’euthanasie non demandée demeure interdite ; les associations qui militent pour le droit de décider du moment de sa mort (ADMD, Ultime Liberté, Exit, etc.) ne la réclament pas. Pourquoi ? Si la mort fait partie du champ de la liberté, pour cette raison même, elle ne doit pas être imposée à ceux qui n’expriment pas explicitement ce choix.  Le simple fait de ne s’être pas soucié de la demander quand on le pouvait signifie qu’on ne veut pas vraiment la devancer. Pas plus que la société ne devrait refuser à celui qui le demande d’être aidé à mourir, pas davantage elle ne doit faire mourir celui qui ne l’a pas formellement demandé.

C’est paradoxalement, le principe même d’une liberté humaine étendue jusqu’à la mort qui conduit à sacraliser la vie biologique tant qu’elle n’a pas été clairement répudiée par celui qui la vit. Respecter cette liberté oblige à ne pas attenter à son substrat corporel tant qu’elle ne l’a pas explicitement voulu. On n’est libre que par et dans un corps vivant ; il n’y a pas de liberté désincarnée, immatérielle. Cette adhésion de  l’humain au biologique  exige que le biologique soit préservé inconditionnellement par la société, qui n’a affaire qu’à des personnes incarnées et incorporées. Seul moi-même, en tant que subjectivité, suis en mesure de distinguer les deux. Seul je suis en mesure de me distinguer de mon corps pour m’affirmer dans la fidélité à des idéaux qui peuvent, dans des circonstances extrêmes, exiger que je m’en dissocie et que je l’abandonne à sa décrépitude devenue irrémédiable. La société, elle, doit postuler a priori que chacun souhaite vivre le plus longtemps possible : c’est pourquoi Hobbes et bien d’autres font de l’exigence de sécurité le fondement du pacte social.

Il n’y a donc pas de contradiction entre la morale collective, qui fait de la vie un impératif catégorique, une valeur sacrée – et la morale subjective, qui peut me faire un devoir (appréciable par moi  seul, « en mon âme et conscience ») de quitter la vie si j’estime qu’elle n’est plus digne. Bien au contraire, la condition de possibilité de l’éthique subjective (celle du « mourir délibérément »), c’est l’éthique objective,  qui s’oblige à respecter la vie partout et en toutes circonstances, sans autre exception, encore une fois, que la manifestation d’une volonté clairement attestée. La morale objective du respect inconditionnel de la vie est ce qui permet le respect de la volonté subjective « jusqu’à la mort ». Réciproquement, celle-ci ne peut être reconnue et prise en compte (par l’aide à mourir) que si personne ne s’interpose pour décider à ma place d’une mort qui ne relève ni d’autrui (compassion) ni de la société (rationalisation des soins, etc.).

Dans la crise actuelle du coronavirus, le président Trump se distingue des autres dirigeants en appelant à la reprise des activités économiques le plus rapidement possible, donc à la levée du confinement. Il dénonce les gouverneurs démocrates qui l’ont instauré dans leurs États, et soutient les manifestants qui le dénoncent au nom de la liberté de la personne (premier amendement de la Constitution américaine). Alors que les politiques de confinement acceptent de « payer pour sauver des vies » (accepter des dégâts économiques considérables pour réduire au minimum le nombre des morts), cette politique de relance à tout prix consiste à « payer avec des vies » le prix du maintien de la vitalité économique[1],

Cela revient à accepter tacitement, au nom de la liberté, un nombre de morts considérablement plus élevé. On peut s’en indigner ou s’en moquer.  Mais cette attitude révèle un problème éthique qu’on ne saurait écarter : a-t-on le droit de protéger les personnes malgré elles ? Si la protection de la vie biologique entraîne des dommages majeurs à d’autres aspects de la vie – par exemple la vie économique, culturelle, politique ; s’il s’avère qu’elle entraîne au final des dégâts plus graves que ceux qu’elle vise à prévenir, est-on fondé à maintenir ce principe de la valeur inconditionnelle de la vie biologique humaine ?

Dans quelques années, il apparaîtra peut-être que pour sauver quelques centaines de milliers de vie – encore une fois pour la plupart âgées ou déjà fragiles – on aura créé une situation de chômage massif, de tensions économiques et sociales, de pénurie financière et de faillites en cascade qui au final entraîne davantage de décès ou de dommages sanitaires (suicides, dépressions, délinquance, violence, etc.).  Il faut souhaiter qu’on n’ait pas alors à regretter d’avoir tout sacrifié à un principe qui vaut pour les situations ordinaires, mais peut-être pas autant pour les situations extrêmes comme celle que nous vivons.

C’est pourquoi il n’est pas scandaleux d’attribuer un prix (et pas seulement une dignité) à la vie humaine, comme le font les assureurs et les économistes. Tout dépend de la façon dont est calculé ce prix. S’il ne prend en compte que les coûts et les bénéfices directement liés à l’activité productive (ce qu’elle rapporte comme travailleur actif et ce qu’elle coûte en dépenses de santé, d’éducation, de retraite, etc.), il inclinera vers un utilitarisme calculateur à court terme, ouvrant la porte à toutes les dérives qui ont conduit à la débâcle des hôpitaux français et plus généralement des services publics. Si en revanche il intègre ce que les économistes appellent les « externalités », c’est-à-dire les dommages causés à l’environnement, les coûts indirects liés à la dégradation des conditions de vie, les gains à long terme liés à une amélioration du bonheur des hommes et de l’état de la planète, ce peut être un instrument utile pour se dégager de la pression des urgences à courte vue.

Dans ce cas, prix et valeur tendent à se rapprocher, voire à se confondre. « L’économie du bonheur », telle que la conçoivent des économistes comme Claudia Senik, Ester Duflo ou Amartya Sen, ne cherche pas à quantifier la vie humaine mais plutôt à évaluer les retombées et les implications concrètes d’une politique qui ferait de l’humanité dans son ensemble et de chaque homme en particulier un sujet à considérer dans toutes ses dimensions et non pas seulement comme « homo economicus ». De celui-ci à celui-là il n’y a pas contradiction, mais un élargissement des perspectives et des paramètres. La valeur de la vie humaine ne s’oppose pas à son prix comme la qualité à la quantité, la dignité à la rentabilité, la philosophie à la finance : elle invite seulement à passer d’une « économie restreinte » à une « économie générale ».


[1] Cf. Ariel Colonomos, Donner un prix au temps du Covid-19, https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/donner-un-prix-la-vie-au-temps-du-covid-19

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