Ce livre vise d’abord à mettre l’accent sur une compétence souvent négligée dans l’apprentissage du philosopher : la capacité d’interpréter.
Ordinairement, les objectifs qu’on assigne à l’enseignement de la philosophie se situent plutôt du côté d’une rationalité « dure » : problématiser, conceptualiser, argumenter. L’activité interprétative est considérée comme ayant un côté subjectif, voire affectif, qui serait incompatible avec la rigueur philosophique. A cela s’ajoute qu’elle est souvent identifiée à l’herméneutique des textes religieux, qui la rangerait du côté de la foi et non de la raison.
L’identification du philosopher à la trilogie problématiser/conceptualiser/argumenter suscite au moins deux objections. D’une part, ces compétences intellectuelles ne sont pas spécifiques à la démarche philosophique. Les sciences elles aussi problématisent (« Pourquoi les corps tombent-ils ? »), conceptualisent (la physique newtonienne dégageant et définissant les concept de force, de masse, de vitesse, etc.), argumentent, soit par déduction (mathématiques) soit par la construction de dispositifs expérimentaux (physique, chimie, biologie).
D’autre part, si la philosophie s’est incontestablement conformée à ce modèle jusqu’à Descartes et Spinoza (qui pensent « more geometrico » et selon « l’ordre des raisons »), Kant marque un tournant. Le modèle critique qu’il inaugure ne consiste plus à argumenter en faveur d’une thèse contre une autre, mais à dégager, expliciter les conditions de possibilité et les limites de l’expérience en général, et de la connaissance scientifique en particulier. Il ne s’agit plus de démontrer un énoncé ( « Dieu existe », « l’âme possède une réalité distincte du corps », « l’homme est libre » – ou le contraire) en produisant des arguments. Il s’agit de scruter le vécu – non pas le vécu individuel et singulier de chacun, mais le vécu générique de l’homme en tant que sujet universalisant d’une expérience.
La tâche de la philosophie est alors de décrire cette expérience et cette appréhension pour en dégager aussi précisément que possible les caractéristiques. C’est une démarche herméneutique : elle vise à déchiffrer ce qui est donné dans le vécu, à expliciter ce qui est donné implicitement, à clarifier ce qui est perçu sans être encore réfléchi.
Après Kant, la philosophie ne cessera de développer et d’approfondir ce nouveau modèle. On ne trouve pas, dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, la moindre trace d’une « argumentation ». Hegel s’attache essentiellement à analyser des situations à la fois individuelles et historiques – la lutte à mort, la servitude, la conscience malheureuse, la foi, la Terreur, etc. – pour en expliciter le sens radical, qui est dialectique, c’est-à-dire irréductible à l’univocité d’un concept. Nietzsche n’argumente pas davantage. La démarche généalogique ne cherche pas à « démontrer » l’inanité de certaines croyances – en Dieu, ou en un monde des idées séparé de celui des phénomènes, ou dans le caractère impératif du devoir moral – mais à remonter jusqu’à leur origine, à en expliciter les intentions inconscientes et à suivre le fil de leurs transformations au fil des siècles.
La phénoménologie husserlienne (et après elle celle de Heidegger, Levinas, Sartre) veut faire de la philosophie une « science rigoureuse », mais ce n’est aucunement en développant des chaines argumentatives. . La tâche de la philosophie n’est pas de soutenir une thèse contre une autre ; elle est de s’occuper « de la manière dont un objet d’expérience est donné » et « d’épuiser le contenu de son essence dans des procédés propres d’éclaircissement ». Elle vise à dégager « l’essence » des phénomènes, essence « adéquatement saisissable dans une vue immédiate ». Les termes employés – « éclaircissement », « intuition », ou encore « explicitation », « approfondissement » – montrent que la démarche philosophique n’est pas de l’ordre du débat, mais d’une réflexion herméneutique.
Il y a donc bien place, dans l’enseignement de la philosophie, pour une compétence interprétative ou herméneutique, aussi importante, sinon plus, que les compétences argumentatives classiques.
L’ouvrage Philosopher à tout âge vise à montrer comment l’apprentissage de cette compétence peut se développer à travers des activités concrètes. Dix fiches sont proposées. Sur des thèmes comme la justice, la dignité, la solitude, la religion, la liberté, etc. elles présentent des œuvres picturales (peintures, photos, dessins), des textes littéraires ou poétiques (La Fontaine, Lamartine, Apollinaire, Neruda, etc.), des chansons (Moustaki, Brel, Nougaro, Renaud, etc.) permettant d’exercer l’habileté interprétative en visant l’explicitation de significations universelles susceptibles d’être ensuite approfondies par d’autres voies.
Pour chaque fiche, un encart spécifique « Philosopher en Terminale » donne des indications pour inscrire ces activités dans le cadre des programmes de philosophie en Terminale des lycées français et belges et pour préparer à l’exercice formel de la dissertation.
On trouvera ci-après, dans la Page « Photolangage : images à télécharger », l’ensemble des images proposées. Leurs commentaires et les conseils pour leur utilisation figurent dans l’ouvrage, à l’intérieur de chaque fiche.