Les récents débats autour du voile islamique et d’autres questions de société (fin de vie, PMA, GPA, etc.) conduisent à distinguer trois modèles de citoyenneté démocratique et/ou républicaine.
En premier lieu, ce qu’on pourrait appeler la citoyenneté autoritaire. Elle impose à tous les règles qui ont été votées par la majorité, dans tous les domaines, y compris la culture, la religion, les normes morales. C’est le cas des démocraties dites « illibérales », où des pratiques comme l’avortement ou le mariage homosexuel sont prohibées. Mais c’est aussi le cas de pays comme la France, où l’aide à mourir, par exemple, demeure jusqu’ici interdite alors qu’elle est souhaitée par une majorité de citoyens. Les pays les plus démocratiques ont toujours des aspects autoritaires qui peuvent varier selon les époques et les circonstances.
En second lieu la citoyenneté libertaire. Elle affirme que tout ce qui ne nuit pas à autrui doit être autorisé. On acceptera une grande diversité de pratiques sans règles ni contrôle, dès lors qu’elles ne semblent pas contraires à l’ordre public. C’est le cas des démocraties anglo-saxonnes, qui ont libéralisé très tôt et très largement des pratiques comme la PMA, la GPA, les manipulations génétiques, etc. Elles sont aussi très tolérantes quant au port de signes religieux ostensibles, les propagandes sectaires, les contenus d’enseignement. Certaines écoles américaines, au nom de la pluralité des opinions, enseignent la doctrine de « l’intelligent design » au lieu ou à côté de la théorie de l’évolution !
Beaucoup de ceux qui dénoncent les méfaits de l’ultralibéralisme en économie se montrent ultralibéraux dans les domaines culturels et moraux. Au nom de la liberté souveraine de l’individu, ils défendent une tolérance inconditionnelle vis-à-vis des pratiques relevant de la vie privée, même si elles ont une grande visibilité publique, comme dans le cas du voile islamique.
De cette citoyenneté permissive et ultralibérale il faudrait distinguer la citoyenneté réflexive ou conviviale. Contrairement à la citoyenneté autoritaire, elle refuse d’interdire par la loi des comportements qui ne nuisent pas à autrui. Mais elle ne considère pas pour autant que toutes les opinions se valent et doivent être également admises. Elle différencie l’aspect juridique du problème, qui conduit à accepter légalement toutes les pratiques qui ne nuisent pas à autrui et à l’ordre public, et l’aspect moral, qui conduit à critiquer des opinions simplistes ou fallacieuses, des conduites aberrantes, excessives ou inconvenantes. La notion canadienne d’accommodement raisonnable illustre cette conception de la citoyenneté. Le concept même de « raisonnable » implique la discussion, le débat, la délibération, donc la possibilité et la nécessité d’un examen collectif et collaboratif des idées et pratiques mises sur la place publique. On a le droit (légal) d’avoir les opinions que l’on veut, dans le cadre des lois existantes. Mais ce droit implique le droit corrélatif pour les autres d’apprécier ces opinions de manière tout aussi publique. Pour ne prendre qu’un exemple emblématique, une femme a le droit de se promener avec un voile islamique ostensible (à la différence d’un simple foulard discret). Mais lui exprimer étonnement et désapprobation d’une manière courtoise, sans agressivité, ce n’est pas du « racisme », ni de la « stigmatisation » ; c’est l’exercice légitime d’une critique réflexive et conviviale. En choisissant de porter un voile ostensible elle s’expose, elle accepte d’avance le droit corrélatif qu’on puisse exprimer publiquement un désaccord vis-à-vis d’une pratique vestimentaire elle-même publique.
Ce qui sépare cette citoyenneté réflexive de la citoyenneté ultralibérale de ceux qui traitent « d’islamophobe » toute critique de l’Islam, c’est l’idée que la citoyenneté ne saurait se réduire à la simple coexistence pacifique d’individus ayant chacun leurs croyances, leurs orientations sexuelles, consommatoires ou autres. Cette conception minimaliste réduit la devise républicaine à ses seuls deux premiers mots, la liberté (de faire ce qu’on veut dans le cadre des lois) et l’égalité (de traitement et de chances). Mais la devise républicaine comporte un troisième mot : la fraternité.
La fraternité n’est pas l’uniformité. Ce n’est pas la communion de tous dans des valeurs unanimement partagées. Dans une famille, frères et sœurs sont différents par leurs âge, leurs goûts, leurs intérêts, leurs compétences. Être frères et sœurs, c’est confronter constamment ces différences, parfois de manière polémique, intense et même violente – mais toujours pacifique en dernier ressort, parce que la conscience de solidarité permet d’éviter l’irrémédiable.
Pareillement, la fraternité républicaine inclut le droit et le devoir de ne pas rester muet devant les idées, les conduites, les comportements qu’on désapprouve, sous prétexte de tolérance. Elle comporte l’exigence d’exprimer son désaccord chaque fois qu’il porte sur le « raisonnable », c’est-à-dire sur ce qui fait l’objet d’une délibération sur le vrai, le juste, le bien. Le débat n’est pas une option que chaque citoyen pourrait accepter ou refuser, ni la critique une épreuve à laquelle il pourrait se soumettre ou non, selon ce qui l’arrange. Il y a un devoir de critiquer qui implique le devoir corrélatif de répondre à la critique, c’est-à-dire de répondre de ses actes et de ses idées, autrement dit d’en être responsable.
C’est ce qui se passe dans les débats philosophiques menés dès la maternelle avec les enfants, puis les adolescents et les adultes. Le développement considérable de ces pratiques signifie qu’on ne saurait s’en tenir à la citoyenneté ultralibérale (« à chacun ses opinions »). Contester l’ultralibéralisme dans les domaines politique et économique implique de le contester aussi dans les domaines culturels, religieux et intellectuels, sous peine d’incohérence. Le devoir de répondre de ses choix culturels, religieux et idéologiques entraîne le devoir de participer aux discussions qui les prennent pour objets de réflexion, et d’accepter les critiques qui peuvent leur être adressées. La citoyenneté ne se limite pas à voter, à militer et s’engager pour les causes qu’on estime juste. Elle implique aussi l’obligation de se soumettre aux procédures et institutions qui visent à accompagner (ce qui ne signifie pas limiter ou restreindre) l’exercice des libertés fondamentales.
Ainsi par exemple dans le problème de l’euthanasie volontaire, on ne saurait accepter d’aider sans conditions celui qui demande qu’on l’aide à mourir « quand je veux et comme je veux ». S’il demande de l’aide (alors qu’il pourrait se suicider sans rien demander à personne) c’est qu’il se reconnaît solidaire et bénéficiaire de la collectivité dont il fait partie. Il est légitime que cette collectivité lui demande en retour de justifier le caractère « raisonnable » de sa demande. Justifier ce caractère « raisonnable » ne signifie pas se soumettre au verdict d’un tribunal d’experts, par exemple de médecins. Le « raisonnable » ne peut être apprécié que par des pairs, citoyens comme lui (ou elle). Il ne s’agit pas d’un tribunal, mais plutôt d’un accompagnement effectué par des concitoyens (personnes de confiance, soignants, amis) partageant ses préoccupations et capables de les comprendre. Dans plusieurs pays existent des associations de bénévoles qui exercent cet « accompagnement réflexif » pour aider ceux qui souhaitent mourir à mieux clarifier, comprendre, justifier leur demande.
Toute autre pratique, et notamment celle qui consisterait à délivrer « automatiquement » le produit létal sans examen et sans discussion, ne pourrait que s’apparenter à une démarche relevant de l’idéologie ultralibérale (chacun consomme « ce qu’il veut comme il le veut ») aux antipodes de la citoyenneté républicaine et de sa devise de fraternité. Il n’est pas vrai que « j’ai droit » au produit létal comme j’ai droit aux services de santé ou d’éducation. Ce droit n’a de sens et de légitimité que s’il s’exerce dans le cadre d’une « citoyenneté coopérative » invitant chacun à répondre de ses actes et de ses choix devant les autres, dès lors qu’il fait appel à eux. Être solidaire, ce n’est pas procurer à chacun les moyens de faire « ce qu’il veut ». C’est l’accompagner dans ses choix et ses cheminements, l’engager à une délibération commune où chacun pourra, dans un climat de convivialité, s’exposer aux critiques et contributions des autres. Le progrès humain – qu’il soit scientifique, technique, social ou moral – n’a pas procédé d’une autre démarche. Celui qui veut être libre seul est moins libre que celui qui associe les autres à sa propre liberté.
Le concept de citoyenneté se complète par l’examen des concepts de nationalité et de communauté nationale. La nation (pour nous la nation française) est le premier cadre dans lequel peuvent s’exercer la vie politique de la République, la liberté d’expression et la fraternité.
» La langue de la République est le français. » (Constitution, article 2 du titre Ier » De la souveraineté « .
» Sont électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques. » Constitution, article 3 du titre Ier » De la souveraineté « .
» Le territoire français est le patrimoine commun de la nation. » (article L. 101-1 du Code de l’urbanisme. «
Vous avez raison, mais peut-on réduire la nation à la simple appartenance « passive » à un territoire, un statut juridique ou une langue ? Il me semble que l’idée de nation implique aussi la participation active à des idéaux communs, à des structures d’échange et de confrontation pacifique des idées, à une solidarité effective en cas de « coup dur ». Nos institutions – celles de la 5ème République – confient presque tous les pouvoirs au Président de la République assuré, grâce au scrutin majoritaire, d’un soutien automatique du Parlement. Ce ne sont pas là les meilleures conditions d’une citoyenneté responsable et fraternelle !
La Constitution de 1958 confie beaucoup de pouvoirs au Président, sans parler du pouvoir de plus en plus exorbitant que les juges constitutionnels se sont accordé en modifiant cette Constitution en 1971. L’abandon de la pratique du référendum n’arrange rien. Pour moi, la nation, mot absent de cette réflexion citoyenne…, loin de se réduire à une simple appartenance “passive”, c’est, à côté d’un indispensable statut juridique, une communauté de destin, un attachement à la France, et particulièrement à une généalogie, une identité française (« français » et « Français » également absents de cette réflexion citoyenne) revendiquée et partagée ; aussi le refus de cohabiter avec, de plus en plus nombreux, des » Français de papier » qui caillassent la police et les pompiers, qui agressent les enseignants, qui gagnent les territoires perdus par notre République. Je pense qu’il faut aujourd’hui défendre et renforcer cette identité française menacée. Puisse la future loi contre le » séparatisme » y contribuer. Mais elle n’y suffira pas.