Vie biologique et vie humaine : quelle vie souhaitons-nous ?

La crise du coronavirus a réactivé une question qui prévalait bien avant l’épidémie, mais que celle-ci a avivée : celle des rapports entre vie biologique et vie humaine.

Traditionnellement, celles-ci s’opposaient. Depuis le conflit paulinien entre « la chair » et « l’esprit » jusqu’à la distinction cartésienne entre le corps et la pensée, l’homme se dissociait du reste des vivants en s’attribuant des caractères spécifiques : la conscience, la raison, la liberté, le langage, etc. Il s’affirmait comme humain malgré ou contre sa réalité biologique. Ainsi les morales de l’honneur  exigeaient le sacrifice de la vie au nom de valeurs supérieures : la foi, la patrie, la fidélité à un engagement, etc.

Depuis le 19ème siècle et le tournant incarné par Darwin et Nietzsche, il n’en va plus ainsi. L’homme est désormais considéré dans la perspective de l’évolution, en continuité avec les espèces animales. Les modes de vie spécifiquement humains (la culture, l’art, la politique, la pensée, etc.) sont appréhendés comme la continuation, sous d’autres formes et par d’autres moyens, de la vie biologique, obéissant aux mêmes impératifs d’adaptation et de compétition.

Du coup la morale de l’honneur s’est effacée au profit d’une éthique de la « vie à tout prix » qui exalte, non plus le sacrifice à une cause supérieure, mais la résilience, la résistance, l’ajustement aux situations, etc.

A l’intérieur de cette éthique générale, il y a des nuances. Certains sacralisent la vie biologique, ce qui les conduit à condamner l’avortement, l’euthanasie, la PMA, etc. D’autres au contraire valorisent les formes culturelles et intellectuelles de la vie humaine, se montrant plus ouverts aux pratiques génétiques et à l’abrègement  de la vie biologique quand toute autre forme de vie est impossible.

La crise du coronavirus a porté à l’extrême la tension entre les deux formes de vie –propre et métaphorique, biologique et humaine. Pour préserver des vies biologiques, on sacrifie des pans entiers de la vie humaine : la culture, l’économie, les rencontres sociales, etc. Mais en même temps, on prend conscience qu’il n’est pas de bonne vie culturelle, sociale et économique sans des corps en bonne santé. C’est pourquoi tout le monde admet en fin de compte les mesures contraignantes qui sont prises pour juguler la maladie. On s’y soumet volontiers, dans l’idée qu’elles sont provisoires.

Mais la sortie du confinement fait surgir un nouveau dilemme. On sort du tout ou rien, c’est-à-dire d’une logique binaire, pour entrer dans un monde de mesures diverses et modulables. On pourra encore se confiner, mais plus ou moins selon les régions, les âges, les circonstances. Il faudra porter un masque, mais pas forcément partout ni toujours. Il faudra respecter les distances physiques, mais quand il faudra prendre un train bondé pour exercer un travail jugé indispensable ou réaliser un projet estimé important, on sera plus ou moins accommodant, plus ou moins vigilant. Il faudra encore éviter les rassemblements massifs, mais les réunions en famille ou entre amis seront permises : jusqu’à quel nombre exactement ? Qui pourra sérieusement soutenir qu’une réunion de 20 personnes est sûre et qu’une réunion de 30 ne l’est pas ? 

Bref on ne sera plus dans une logique binaire du tout ou rien, mais dans une problématique des degrés, qui est par principe plus floue et offre moins de certitudes.

Dès lors, chacun devra arbitrer dans l’intimité de sa conscience entre deux impératifs : d’une part préserver sa vie biologique à tout prix ; d’autre part, privilégier les modes de vie proprement « humains », fût-ce en prenant des risques, donc en acceptant délibérément une possibilité accrue de mourir.

Imaginons l’hypothèse pessimiste extrême d’un confinement qui perdurerait indéfiniment, du fait de la persistance de l’épidémie ou du surgissement d’autres maladies encore plus contagieuses et dangereuses. Ce que nous acceptons volontiers dans l’idée que cela ne durera que deux ou trois mois, l’accepterions-nous si cela devait durer toujours ? Une telle vie vaudrait-elle encore la peine d’être vécue ? La réponse ne serait plus aussi évidente.

Dans cette hypothèse, certains préfèreraient peut-être continuer à mener une vie « humaine », avec des rencontres, des voyages, des activités économiques et culturelles, même au prix d’un risque important de mort, c’est-à-dire d’une vie biologique abrégée.

S’opposeraient alors deux éthiques. D’un côté, une éthique « objective » et collective, qui au nom de la sécurité individuelle et commune imposerait des mesures draconiennes, restreignant considérablement les possibilités qu’offre la vie humaine. De l’autre, une éthique « subjective » et personnelle, qui préférerait privilégier celle-ci même au détriment de la vie biologique.

Mais cette opposition existe déjà. Il y a ceux qui refusent de remettre leurs enfants à l’école pour ne courir aucun risque et il y a ceux qui pensent que la vie scolaire est indispensable à l’épanouissement des enfants et vaut bien de prendre quelques risques. Il y a ceux qui refusent de travailler tant que toutes les précautions n’auront pas été prises (distanciation, désinfection, masques, etc.) ce qui revient à retarder considérablement le retour à la normale ; et il y a ceux qui, comme les soignants, ont estimé que leur devoir, la passion qui les anime pour leur métier, vaut largement l’éventualité de ne pas vivre très longtemps. Il y a ceux qui préfèrent rester chez eux confinés, même si cela les rend dépressifs et neurasthéniques ; et il y a ceux qui décident de partir se promener ou courir dans la nature, même si ce n’est pas légal.

Entre ces deux éthiques – qui sont susceptibles de tous les degrés intermédiaires – il n’y a pas de critères qui permette de trancher d’une manière claire et incontestable. Entre l’éthique du « vivre à tout prix » et celle qui accepte délibérément la possibilité de mourir pour mieux vivre, le choix est indécidable ; ou plutôt, il relève d’une réflexion intime, d’une décision fondamentale qui échappe à tout raisonnement et se dérobe à toute démonstration.

C’est avec ce choix que nous devrons vivre désormais. Ce choix interpelle particulièrement les chrétiens. Ils ont été parmi les premiers à proclamer que « l’homme ne vit pas seulement de pain » ; mais en même temps l’Eglise catholique, s’opposant à l’avortement et à toute forme de mort délibérée, sacralise d’une certaine manière la vie biologique. Comment vivre au quotidien cette tension ? La question ne pourra plus être éludée. Elle se pose à chacun pour soi-même : quel degré de risque, quelle probabilité de mourir délibérément suis-je disposé à admettre, et pour quelles causes, quels engagements, quels projets ? Elle se pose aussi dans la relation aux autres : aimer, respecter, prendre soin des autres, est-ce vouloir protéger leur vie biologique à tout prix, ou bien est-ce les inviter à maintenir avec moi des relations d’amitié, de convivialité et de coopération qui entraînent, ici également, leur exposition à un risque de mort ?

Dans le périodes antérieures, le risque de mourir existait déjà : en prenant ma voiture je peux être victime d’un accident ; en sortant de chez moi je peux être écrasé par un chauffard ou poignardé par un fou. Mais ce risque était tellement infime qu’il était négligeable et négligé : je n’y pensais pas ; je faisais tous mes choix en fonction de critères relevant de la vie et d’elle seule. Même pour les personnes âgées, presque jusqu’au bout, la mort était absente. C’est seulement dans les situations extrêmes (naufrages, catastrophes, guerres, dictatures) que l’alternative entre « survivre à tout prix » et « périr dans l’honneur » s’imposait.

Désormais, le risque mortel étant majoré, ce choix n’est plus cantonné aux situations extrêmes. Il s’impose aussi dans les situations ordinaires. Non plus sous la forme d’un dilemme binaire (par exemple sous l’occupation, collaborer ou résister), mais sous la forme d’une échelle continue de degrés de risques à assumer ou refuser. Si l’épidémie persiste (ou si une autre se déclare) je ne serai certes pas sûr de mourir simplement en participant à une réunion ou un spectacle ; mais plus souvent et plus longtemps je le ferai, plus cette possibilité sera forte. On passe ainsi progressivement et insensiblement (mais pas inconsciemment) du vouloir vivre au vouloir mourir – ou tout au moins au vouloir accepter le risque de mourir, ce qui revient au même.

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